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Postures du spectateur dans Pink Flamingos (John Waters, 1972)
Nathaël Molaison, 2014
Université Laval

Cette version du mémoire est en chantier et ne contient pour l'instant que l'introduction. Je prévois éventuellement rendre l'entièreté du texte navigable par liens hypertextuels, et découpé pour être plus agréable à lire sur un écran. On peut lire le document complet sur le site web de l'Université Laval. Prenez aussi note que, hormis quelques détails mineurs, le texte n'a pas été mis à jour depuis 2014.

Résumé

Je m’intéresse à la figure du spectateur prévue par le film, à partir des travaux de Francesco Casetti, Roger Odin, Umberto Eco et Martin Lefebvre. Mon objectif est de montrer que la figure du spectateur est plurielle. Dans cette perspective, nous verrons que tout film fait une offre à son spectateur, mais que celui-ci y répond de manières différentes selon le contexte dans lequel il voit le film et les positions éthiques qu’il fait siennes. Le film Pink Flamingos, de John Waters (1972), cherche, par tous les moyens, à provoquer la sensation d’un dégoût intéressant. Il s’inscrit en faux contre l’institution du film de fiction traditionnel, puisqu’il propose au spectateur d’« interagir » avec lui. Nous verrons toutefois que cette proposition implique une distinction entre, pour simplifier, un « bon » et un « mauvais » spectateur, selon qu’il soit ou non participatif.

Introduction

Cadre théorique : le spectateur au cinéma

Parler du spectateur au cinéma constitue un défi. Après l’avoir longtemps négligé au profit d’une analyse du texte ou de la structure du texte, on commence à reconnaître sa relative autonomie. Les travaux portant sur le spectateur ont gagné en popularité. Ceux d’Umberto Eco, de Christian Metz, de Francesco Casetti et de Roger Odin ont démontré que le spectateur ou l’instance prévue par le texte pouvait s’avérer un sujet de recherche intéressant. Les propositions d’analyse comprennent toutefois deux voies parallèles : il est possible de se demander comment le film construit son spectateur ou, au contraire, d’accorder au spectateur réel un plein pouvoir quant à la lecture du film auquel il se prête. L’une des propositions est pragmatique, selon Roger Odin, tandis que l’autre est immanentiste. La première pose le film « comme un donné qu’il [l’analyste] décrit sans référence à ce qui lui est extérieur[1] », tandis que la seconde considère le spectateur au moment où il est « en relation avec le contexte dans lequel [le texte ou le film dans ce cas-ci] est émis et reçu[2] ». Il est ainsi possible de penser à deux spectateurs totalement différents et de le faire à propos du même film. Par conséquent, bien des lectures sont possibles. Nous croyons, avec Odin, qu’il est loisible d’envisager le film en fonction de ces deux propositions sans pour autant se livrer à une « valse-hésitation » entre les concepts. Pour ce faire, nous aurons besoin de mobiliser l’idée odinienne d’une sémio-pragmatique[3], celle, autrement dit, d’un spectateur à la fois modélisé par le film et par le contexte où il est vu. Nous serons ainsi « capable[s] de rendre compte des deux mouvements contradictoires mis en évidence : d’une part, le fait que nous croyons être en face d’un texte qu’on a voulu nous communiquer et que nous avons le sentiment de comprendre ; d’autre part, le fait que des textes différents soient produits suivant le contexte de lecture dans lequel on se situe[4]. » Bien que notre objectif soit de cerner l’expérience de la réception cinématographique, il nous faut prendre en compte la relation bidirectionnelle qui s’instaure entre le film et sa réception.

La sémio-pragmatique de Roger Odin

Dans son approche de la situation de communication filmique, Roger Odin envisage le film comme un espace de communication qui n’est pas prévu par le film ou contenu dans le film. Ce faisant, il suppose la participation mutuelle des deux actants principaux : l’« actant-auteur » et l’« actant-lecteur ». Le choix du terme « actant-lecteur » n’est pas sans susciter un certain malaise. Odin admet référer non au spectateur lui-même ou au spectateur empirique, mais à une entité actantielle. Le spectateur fait donc l’objet d’une abstraction. Le modèle sémio-pragmatique proposé par Odin se présente comme un « schéma de non-communication » en vertu duquel les deux actants n’interagissent pas, mais coexistent à l’intérieur du texte, du film. Les deux espaces, un espace de l’émission (Espace E) et un espace de réception (Espace R) sont séparés par l’infranchissable barrière de la perception. Cela nous permet, à la limite, de supposer l’existence de deux films ou de deux textes : le texte réel (T) produit par l’émetteur/énonciateur et le texte perçu (T’) issu d’un ensemble de vibrations visuelles et/ou sonores (V).


Nous prenons la liberté de conserver le terme de spectateur pour désigner l’instance de réception posée à l’extrémité du schéma. De même, nous désignons directement le film comme instance d’émission. Cette dénomination nous permet de nous intéresser plus précisément à la relation entre le spectateur et le film, mais sans négliger les propositions faites par le film dans le but de l’infléchir.

L'interaction film-spectateur

La situation de communication au cinéma étant indirecte et différée, le film emprunte des détours qui diffèrent de la relation interpersonnelle classique. Le film étant un objet figé sur son support, les actants ne peuvent moduler les informations au fur et à mesure que le « dialogue » avance. Tous deux agissent donc sur le mode de la supposition. Si nous adaptons l’approche d’Umberto Eco, nous pouvons dire que l’émetteur emploie différentes stratégies pour faire « gagner » ou « perdre » son adversaire, le spectateur, ou pour que celui-ci saisisse (ou non) ce qui est dit ou raconté. Notre premier objectif sera d’aborder le film en tant que tel afin de comprendre quel modèle de spectateur le film construit ou, selon l’expression de Francesco Casetti, quelle place il assigne au spectateur. Pour Casetti, le film désigne son spectateur, il lui assigne une place et lui fait parcourir un trajet. Proposant une situation de communication en vertu de laquelle deux instances abstraites sont contenues dans le film, Casetti produit un schéma où la communication va de l’énonciateur à l’énonciataire. L’énonciateur produit ainsi une histoire qui se présente sous la forme d’un récit ou d’un commentaire que l’énonciataire, instance à qui le film s’adresse, reçoit[5].

[schéma]

L’énonciataire, précise Casetti, n’est pas le spectateur. Il s’agit, tout au plus, d’un modèle de ce dernier ou d’une instance prévue par le film. Le spectateur réel ne réussira jamais à comprendre très exactement l’entièreté du contenu du film qui a été écrit pour lui. Les consignes qui régissent la lecture du film (contexte) et l’institution dans laquelle celui-ci s’inscrit (institution du film de fiction, du film expérimental, du midnight movie) sont des éléments constitutifs quant à la création d’un spectateur modèle. Casetti examine cet aspect des choses en l’associant à l’« environnement » et, en particulier, au contexte narratif prévu par le film. Le spectateur réel peut toutefois choisir de déroger complètement de cette modélisation. Il agit alors contre le film ou est en déphasage par rapport à lui. Dans le cas contraire, il est en phase avec le film. La possibilité de déphasage est prévue par le schéma odinien (Schéma 1). Scindé en deux, il prévoit deux textes, le texte écrit par l’auteur (T) et celui reçu par le spectateur (T’). Pour diverses raisons, ce dernier peut différer du premier.

Dans ce mémoire, nous concevons le spectateur comme un lecteur au sens d’Eco. Nous l’envisageons comme un producteur de sens qui agit en fonction de son propre savoir encyclopédique et des différents affects qui interfèrent dans sa façon de lire, de comprendre le film. Roger Odin propose de prendre d’abord en considération le contexte qui donne aux vibrations (V) un sens. Ils le font tant du côté de l’émetteur (E) que de celui du récepteur (R). Il est habituel de considérer l’emploi de certaines figures transgressives (par rapport à l’institution du film de fiction) utilisées par le film afin d’encourager l’établissement d’un lien de complicité avec le spectateur.

L'inhibition du spectateur

Le cinéma est un lieu propice à l’établissement d’interdits et de normes : le spectateur de fiction classique se voit ainsi confronté à une série d’habitus qui le maintiennent dans une position de réception « idéale ». Comme le souligne André Gardies,

[l]a première caractéristique [du cinéma], soulignée par tous les auteurs, tient à l’état singulier dans lequel il plonge le spectateur. État proche de l’hypnose ou du rêve selon les points de vue, mais dans tous les cas marqué par l’abaissement important du seuil d’activité motrice et conjointement l’élévation de l’intensité perceptive. La position assise et le confort du siège, l’ordre rassurant des fauteuils dans la salle, l’obscurité relative qui s’installe sans brutalité et la luminescence que renvoie l’écran invitent au relâchement du Surmoi, à quelque chose qui s’apparente, selon une classique remarque d’ordre psychanalytique, à une régression infantile. Protégé des agressions extérieures, inscrit dans l’ordre familier de la salle, enfoui dans le fauteuil, rendu à moi-même par l’obscurité, j’attends la voix maternelle qui bientôt va me parler. J’attends à nouveau qu’elle raconte sans fin[6].

La perception du mouvement ou celle de l’immobilité à l’écran tend à fasciner le spectateur au point qu’il ressente une impression de réalité et qu’il soit absorbé par ce qui s’y passe. Le cas filmique qui nous intéresse tient plutôt le spectateur à une certaine distance par rapport à l’objet esthétique qui lui fait face. La relation esthétique qui s’instaure n’est pas qu’associée au jugement (beau/laid, bon/mauvais) auquel le terme « esthétique » renvoie habituellement. L’appréciation esthétique d’une oeuvre dépasse largement ce genre de jugement. Elle dépend, entre autres, de l’affect et des réflexions éthiques. L’interaction entre l’objet esthétique et le spectateur constitue ici un élément important de l’analyse. La relation esthétique du spectateur au film, la posture spectatorielle qui est la sienne ou son comportement devant le film font partie des considérations entourant la réception filmique. Avec Jean-Marie Schaeffer, nous supposons que la relation esthétique « est une relation cognitive puisqu’elle est une forme d’attention au monde », et que celle-ci « est intéressée, puisqu’en nous adonnant à cette attention, nous la voulons satisfaisante ».

Le film Pink Flamingos

L’objet filmique sur lequel nous porterons notre regard ne saurait susciter un quelconque désintéressement de la part du spectateur et ne correspond pas à l’idée qu’on se fait habituellement d’une oeuvre d’art. Il interroge la relation esthétique, qui vient d’être définie, tant par son sujet que par l’expérience d’« attention au monde » et de réception à laquelle il convie le spectateur. Présenté pour la première fois en 1972, Pink Flamingos constitue, aux dires de son créateur, une « expérience du mauvais goût[7] ». Tourné dans la banlieue américaine de Baltimore par le cinéaste John Waters, le film jouit d’une reconnaissance qui s’apparente à celle du célébrissime Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman, 1975). Le récit est banal et sert de prétexte à une succession de scènes trash. De l’orgie à la scatophilie, du cannibalisme à l’inceste, le film se targue de pouvoir provoquer le spectateur, de susciter un malaise et de l’amener à en rire. Dans l’épilogue du film, Divine – un personnificateur féminin taille forte qui deviendra la star de Waters – se livre gratuitement à un acte de coprophagie. Waters a su ainsi élever le film au rang de « chef d’oeuvre » du mauvais goût. Encore aujourd’hui, Pink Flamingos choque et surprend par la violence gratuite dont les personnages font preuve, de même que par la transgression de multiples tabous et interdits à laquelle ils se livrent (violence envers les animaux, maltraitance, barbarie, grossièreté, etc.).

Cinéaste important de la culture populaire américaine, Waters reste pour de nombreux analystes un créateur difficile à saisir. Son cinéma, à la fois marginal et populaire, défie les catégorisations institutionnelles et est souvent vu comme mineur ou sans intérêt. Le présent mémoire ne repose pas sur la volonté de légitimer l’oeuvre de Waters, mais bien sur celle de démontrer que « le champ esthétique n’est nullement limité au Grand Art (quoiqu’on entende par ce terme), ni même aux artefacts[8] ». Bien qu’il n’accède pas au statut fort subjectif d’oeuvre d’art, nous souhaitons prouver qu’un objet filmique comme Pink Flamingos n’est pas moins susceptible d’être apprécié – ne serait-ce que parce qu’il suscite un risible dégoût. Si sa réception dépend (mais pas seulement) du travail de l’énonciation, elle tient aussi au contexte dans lequel le film est vu et aux limites éthiques posées par le spectateur.

La question du bon et mauvais goût au cinéma

Le film est, comme tout objet esthétique, une affaire d’affect. Il est généralement apprécié pour ses qualités esthétiques. Il plaît ou, au contraire, déplaît. Il l’est également en vertu des questions éthiques qu’il soulève. La seule question de goût ne suffit donc pas. Si la relation esthétique implique forcément des critères de goût, puisque toute expérience positive ou négative dépend des préférences du spectateur, elle dépend également de l’intellect. Certains spectateurs apprécieront l’humour transgressif de Pink Flamingos, alors que d’autres n’y adhéreront pas. Le champ du goût (ou du dégoût) a tout à voir dans la relation esthétique, dans la mesure où

de tous nos organes de sens, l’appareil gustatif est sans doute celui dont l’activation esthétique est la plus constante. Il est rare que nous mangions uniquement pour nous nourrir : en général l’appréciation gustative positive ou négative […] absorbe notre attention de manière trèsintense. […] Le goût « physique » est intrinsèquement appréciatif (l’aliment est agréable ou désagréable), alors que l’expérience visuelle par exemple peut transmettre des informations sans qu’une réaction appréciative n’intervienne. On pourrait répondre qu’il existe des appréciations gustatives neutres : il y a des choses que nous mangeons sans les trouver ni attrayantes ni répulsives. Mais ce serait une réponse sans grande portée : une appréciation « neutre » n’en est pas moins une appréciation[9].

Nous nous intéresserons donc à l’appréciation esthétique de Pink Flamingos. La question du regard sera abordée dans notre analyse en fonction de l’impact qu’ont les images filmiques sur l’affect et sur l’intellect du spectateur. Il est, en particulier, susceptible de susciter du plaisir ou du déplaisir. Mais la relation esthétique entre le spectateur et Pink Flamingos, son appréciation ou le défaut de son appréciation, semble dépendre également d’une forme de goût particulier, que nous pourrions rapprocher de ce que Susan Sontag nomme le « goût camp ».

Le camp

Au sens où l’entend Sontag, le camp est très rarement volontaire et les tentatives de le « produire » s’avèrent souvent décevantes. Il provient notamment d’une surcharge esthétique mêlée au sérieux de la démarche. « Le camp ne peut être intentionnel », souligne Umberto Eco dans Histoire de la laideur. « [I]l repose sur la candeur avec laquelle on met en oeuvre l’artifice (et sur la malice de celui qui le reconnaît comme tel). Il y a dans le camp un sérieux qui échoue par excès de passion, et quelque chose de démesuré dans ses intentions ». En réalisant Pink Flamingos, John Waters ne souhaitait pas produire une oeuvre d’art. Il n’était pas préoccupé par le beau, mais par une extrême artificialité. Bien que le film ait une part d’artificialité, nous ne pouvons affirmer que Waters a réalisé une oeuvre camp, mais plutôt qu’il a fait preuve d’une certaine sensibilité au camp. Le camp repose sur une ironie spectatorielle. On apprécie le film en raison d’un ridicule qui est involontaire. Pink Flamingos affirme son intention d’être ridicule, et en ce sens, il n’affiche pas la naïveté propre aux objets classiquement camp. Ce n’est pas la même chose de voir Pink Flamingos, qui affirme directement son intention d’être excessif, de mauvais goût et ridicule, que de voir Mommie Dearest (Frank Perry, 1981) qui part d’une intention de produire un film « sérieux ». Ici, l’interprétation over-the-top de Faye Dunaway paraît exagérée et ridicule, alors que celle de Divine, tout aussi excessive, répond tout à fait à l’intention de son réalisateur.

L’identification camp tient surtout à une manière de « goûter » qui excède les pratiques habituelles. Les objets que Sontag identifie ainsi sont hétéroclites et leur choix ne semble reposer que sur un consensus entre « connaisseurs ». Son statut dépend autrement dit de la reconnaissance qu’en fait le spectateur. Sontag y voit une certaine forme d’élitisme :

Les expériences du « camp » se fondent sur cette découverte importante que la sensibilité de la grande culture ne détient pas le monopole du raffinement. Le « camp » déclare que le bon goût excède les limites du « bon goût », et qu’il existe en fait un bon goût du choix des objets de mauvais goût. […] Cette découverte du « bon goût » dans le « mauvais goût » a une certaine puissance libératrice. L’homme qui ne cherche que plaisirs relevés et sérieux se prive lui-même de plaisir. Il en restreint sans cesse les limites ; à trop faire la fine bouche, il se condamne à jeûner. Sous la forme d’un hédonisme audacieux et subtil, le goût « camp » se substitue alors au bon goût[10].

Le film Pink Flamingos ne correspond pas exactement à la définition que Sontag nous donne du camp. Il est toutefois adressé au public du camp. Il invite à poser un regard camp ou lui enjoint d’entreprendre une lecture de second degré. Apprécier le film, dès lors, c’est adhérer à un système de valeurs, à un contrat de lecture particulier et c’est, nous le verrons plus tard, se livrer à des comportements qui sortent de la relation esthétique engendrée par le film traditionnel.

La figure et le rôle du spectateur dans Pink Flamingos

Par ce mémoire, nous comptons questionner la nature de la relation esthétique que le spectateur entretient avec le film. En réponse aux conceptions parfois univoques des théories de l’énonciation ou de la réception, nous affirmons que la figure du spectateur est, en fait, plurielle, dépendamment du film et du contexte de réception. À travers l’exemple de Pink Flamingos, nous verrons que le spectateur occupe un ensemble de postures différentes. Nous en identifierons trois, pour le moment, qui sont directement rattachées à l’expérience du film de Waters. La première est celle du spectateur posé par le film lui-même. Il s’agit du spectateur dans le film, autrement dit du spectateur modèle ou idéal du film. Le chapitre deux sera consacré à ce spectateur et surtout au travail d’énonciation effectué par le film pour le construire. Les travaux menés par Francesco Casetti serviront, à ce propos, d’entrée en matière. Casetti s’attache à comprendre comment le film s’adresse à son spectateur et comment il lui fait parcourir un trajet. Le spectateur qu’il conçoit repose sur une construction théorique. La dimension participative du spectateur réel est ainsi plus ou moins évacuée dans sa réflexion. Le film Pink Flamingos s’adresse comme tous les autres films à son spectateur. L’énonciateur le pose comme une cible à atteindre. Le public auquel il s’adresse est clairement défini et défini comme étant capable de licence quant aux règles de la constitution du récit et de la construction des personnages. Le spectateur-type de Pink Flamingos, le régulier du midnight movie[11], n’est pas un spectateur immobile et muet, mais au contraire bruyant, parlant et vivant. Il parle par-dessus le film, interagit presque avec lui. Il répond à des propositions faites par le film. Le contexte de visionnement du film l’y encourage particulièrement, puisque l’ensemble des spectateurs-types répondent à l’invitation. Dans le chapitre trois, ce spectateur réel et participatif de Pink Flamingos, que nous nommerons le spectateur devant le film, fera l’objet d’une réflexion. Enfin, après avoir décrit le trajet dessiné pour le spectateur, tant par le film que par l’invitation issue du contexte où celui-ci le voit, nous aimerions voir comment le spectateur peut refuser d’emprunter ce trajet. Qu’il le fasse par défi ou par ignorance, son refus affecte son expérience de lecture. Le sujet de notre dernier chapitre sera donc le spectateur qui se confronte au film. Nous verrons finalement quels sont les motifs de ces refus de participation. Censure, éthique et abjection seront nos mots-clés pour cette dernière partie. Ce dernier chapitre sera l’occasion de remettre en question la position qui a été établie au préalable et d’en préciser les nuances. Le spectateur confronté au film désigne autant celui qui rejette carrément le film que celui qui y adhère avec un certain détachement, voire qui se protège par son détachement.

Forts de notre analyse, nous aurons dégagé, au final, trois postures spectatorielles : d’abord le spectateur idéal ou modèle de Pink Flamingos (le spectateur dans le film) ; ensuite le spectateur qui adhère au film et s’inscrit ainsi dans l’institution du midnight movie, moyennant certaines altérations et comportements plus ou moins prévus par le film (le spectateur devant le film) ; enfin, le spectateur qui refuse le film ou agit à l’encontre de celui-ci (le spectateur confronté au film), qui s’approprie le film d’une autre manière, par le biais de la critique et en reconnaissant une certaine part d’abjection. Avant d’entamer cette étude, toutefois, il s’avère important de décrire l’objet, le film Pink Flamingos, sur lequel portera cette analyse et d’en identifier les traits dominants.


  1. odinEspacesCommunicationIntroduction2011, p. 9 ↩︎

  2. Idem. ↩︎

  3. Précisons, toutefois, que le fait de « mobiliser » la sémio-pragmatique ne signifie pas que nous nous en tiendrons exclusivement à cette théorie. Le mémoire se voulant ici un panorama des diverses relations existant entre spectateur et film, il mobilisera tantôt la sémio-pragmatique, tantôt l’esthétique, la notion de goût et multiples autres théories de la communication filmique. La perspective offerte par Roger Odin nous sert, en quelque sorte, de point de départ. Notons par ailleurs que les notions esthétiques sont de moins en moins étrangères à la sémiotique. C'est en particulier le cas depuis que le structuralisme a été mis en question. L'expérience filmique dépend immanquablement de la relation à laquelle film le spectateur est invitée à participer. La sémiotique n'est pas étrangère au monde et à la variété des expériences que nous en avons. ↩︎

  4. odinEspacesCommunicationIntroduction2011, p. 17 ↩︎

  5. Casetti divise également la narration en deux instances, le narrateur et le narrataire, qui appartiennent directement à la diégèse. La première a pour fonction de raconter le récit, la seconde de le recevoir. ↩︎

  6. gardiesRecitFilmique1993, p. 13-14. ↩︎

  7. « An exercise in poor taste ». Il s’agit de l’accroche publicitaire originale du film. ↩︎

  8. schaefferCelibatairesArtPour1996, p. 128. ↩︎

  9. schaefferCelibatairesArtPour1996, p. 130-131. ↩︎

  10. sontagStyleCamp2010, p. 448-449. ↩︎

  11. Le midnight movie est né dans les salles de cinéma, d’abord aux États-Unis. Des exploitants de salle décident, autour des années 1970, de projeter des films en dehors des heures d’ouverture « normales » du cinéma (après minuit, donc). Ils en profitent pour projeter des oeuvres marginales et attirent, par le fait même, un public différent. Nous verrons ce phénomène plus en détails dans le chapitre 3. ↩︎